Thomas Piketty
professor at EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales, Paris) and the Paris School of Economics
The United States, following misguided policies since Reagan, is on the verge of losing control over the world. Rising nationalism will only accelerate this decline and disappoint public expectations, the economist argues in his column.
Published today at 5:30 am (Paris), updated at 4:10 pm
For anyone in doubt, Donald Trump has at least made things clear: the right exists and it speaks loudly. As has often been the case in the past, it takes the form of a mixture of violent nationalism, social conservatism and unbridled economic liberalism. We could call Trumpism national-liberalism, or more accurately, national-capitalism. Trump's remarks on Greenland and Panama show his attachment to the most aggressive, authoritarian and extractivist form of capitalism, which is basically the real and concrete form that economic liberalism has often taken throughout history, as Arnaud Orain has just reminded us in Le Monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude, XVIe-XXIe siècle ("The confiscated world. Essay on the capitalism of finitude, 16th-21th century").
Let's be clear: Trump's national capitalism likes to flaunt its strength, but it is actually fragile and at bay. Europe has the means to confront it, provided it regains confidence in itself, forges new alliances and calmly analyzes the strengths and limitations of this ideological framework.
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Thomas Piketty
Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d’économie de Paris
Les Etats-Unis, qui suivent depuis Reagan une mauvaise politique, sont sur le point de perdre le contrôle du monde, affirme l’économiste dans sa chronique. Selon lui, le raidissement nationaliste en cours va aggraver ce déclin et finira par décevoir les attentes populaires.
Publié aujourd’hui à 06h00, modifié à 11h56
Pour ceux qui avaient un doute, Donald Trump a au moins le mérite de clarifier les choses : la droite existe et parle fort. Comme souvent dans le passé, elle prend la forme d’un mélange de nationalisme brutal, de conservatisme sociétal et de libéralisme économique débridé. On pourrait qualifier le trumpisme de national-libéralisme ou, plus justement, de national-capitalisme. Les saillies trumpistes sur le Groenland et Panama montrent son attachement au capitalisme autoritaire et extractiviste le plus agressif, qui est au fond la forme réelle et concrète qu’a pris le plus souvent le libéralisme économique dans l’histoire, comme vient de le rappeler Arnaud Orain dans Le Monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude, XVIe-XXIe siècle (Flammarion, 368 pages, 23,90 euros).
Disons-le clairement : le national-capitalisme trumpiste aime étaler sa force, mais il est, en réalité, fragile et aux abois. L’Europe a les moyens d’y faire face, à condition de reprendre confiance en elle-même, de nouer de nouvelles alliances et d’analyser sereinement les atouts et les limites de cette matrice idéologique.
L’Europe est bien placée pour cela : elle a longtemps appuyé son développement sur un schéma militaro-extractiviste similaire, pour le meilleur et pour le pire. Après avoir pris le contrôle par la force des voies maritimes, des matières premières et du marché textile mondial, les puissances européennes imposent, tout au long du XIXe siècle, des tributs coloniaux à tous les pays récalcitrants, d’Haïti à la Chine en passant par le Maroc. A la veille de 1914, elles se livrent une lutte féroce pour le contrôle des territoires, des ressources et du capitalisme mondial. Elles s’imposent même des tributs entre elles, de plus en plus exorbitants, la Prusse à la France en 1871, puis la France à l’Allemagne en 1919 : 132 milliards de marks-or, soit plus de trois années de PIB allemand de l’époque. Autant que le tribut imposé à Haïti en 1825, sauf que cette fois-ci l’Allemagne a les moyens de se défendre. L’escalade sans fin conduit à l’effondrement du système et de l’hubris européen.
C’est la première faiblesse du national-capitalisme : les puissances chauffées à blanc finissent par se dévorer entre elles. La seconde est que le rêve de prospérité promis par le national-capitalisme finit toujours par décevoir les attentes populaires, car il repose en réalité sur des hiérarchies sociales exacerbées et une concentration toujours plus forte des richesses. Si le Parti républicain est devenu aussi nationaliste et virulent à l’égard du monde extérieur, c’est d’abord du fait de l’échec des politiques reaganiennes, qui devaient booster la croissance mais n’ont fait que la réduire et ont conduit à la stagnation des revenus du plus grand nombre. La productivité états-unienne, telle que mesurée par le PIB par heure travaillée, était deux fois plus forte que celle de l’Europe au milieu du XXe siècle, grâce à l’avance éducative du pays. Elle se situe depuis les années 1990 au même niveau que celle des pays européens les plus avancés (Allemagne, France, Suède ou Danemark), avec des écarts si faibles qu’ils ne peuvent statistiquement être distingués.
Impressionnés par les capitalisations boursières et les montants en milliards de dollars, certains observateurs s’émerveillent de la puissance économique états-unienne. Ils oublient que ces capitalisations s’expliquent par le pouvoir de monopole de quelques grands groupes, et, plus généralement, que les montants astronomiques en dollars découlent pour une large part du très haut niveau des prix imposés aux consommateurs états-uniens. C’est comme si on analysait l’évolution des salaires en oubliant l’inflation. Si l’on raisonne en parité de pouvoir d’achat, alors la réalité est très différente : l’écart de productivité avec l’Europe disparaît entièrement.
Avec cette mesure, on constate aussi que le PIB de la Chine a dépassé celui des Etats-Unis en 2016. Il est actuellement plus de 30 % plus élevé et atteindra le double du PIB états-unien d’ici à 2035. Cela a des conséquences très concrètes en termes de capacité d’influence et de financement des investissements dans le Sud, surtout si les Etats-Unis s’enferment dans leur posture arrogante et néocoloniale. La réalité est que les Etats-Unis sont sur le point de perdre le contrôle du monde, et que les saillies trumpistes n’y changeront rien.
Résumons. La force du national-capitalisme est d’exalter la volonté de puissance et l’identité nationale, tout en dénonçant les illusions des discours de bisounours sur l’harmonie universelle et l’égalité entre classes. Sa faiblesse est qu’il se heurte aux affrontements entre puissances, et qu’il oublie que la prospérité durable demande des investissements éducatifs, sociaux et environnementaux bénéficiant à tous.
Face au trumpisme, l’Europe doit d’abord rester elle-même. Personne, sur le continent, pas même la droite nationaliste, ne souhaite renouer avec les postures militaires du passé. Plutôt que de consacrer ses ressources à une escalade sans fin – Trump exige maintenant des budgets militaires atteignant 5 % du PIB –, l’Europe doit asseoir son influence sur le droit et la justice. Avec des sanctions financières ciblées et réellement appliquées sur quelques milliers de dirigeants, il est possible de se faire entendre plus efficacement qu’en entassant des chars dans des hangars. L’Europe doit surtout entendre la demande de justice économique, fiscale et climatique venue du Sud. Elle doit renouer avec les investissements sociaux et dépasser définitivement les Etats-Unis en formation et en productivité, comme elle l’a déjà fait pour la santé et l’espérance de vie. Après 1945, l’Europe s’est reconstruite grâce à l’Etat social et à la révolution sociale-démocrate. Ce programme n’est pas achevé : il doit au contraire être considéré comme l’amorce d’un modèle de socialisme démocratique et écologique qui doit maintenant être pensé à l’échelle du monde.